LES
PLACES VACANTES
Joël BRADMETZ
Des
inférences très intuitives
Supposons
qu'un jeune enfant cherche son ballon. Il lui reste à fouiller
un coffre à jouets et un cartable d'écolier. Il ne
cherchera évidemment pas dans ce dernier qui n'a pas la place
physique de contenir un ballon. Même un bébé peut
faire des inférences de ce type et ne cherchera pas un livre
dans une boîte d'allumettes. (Quoiqu'il puisse parfois essayer
de monter dans une voiture miniature, mais c'est une autre
histoire...)
La chance de trouver un objet dépend donc de
la place potentielle qui lui est faite, dans ces exemples cette
chance est physiquement nulle et il n'est pas utile de
chercher.
Supposons maintenant que vous deviez découvrir un
document détenu par une personne qui a été
choisie au hasard dans un groupe.
Ce groupe est divisé en
deux sous-groupes de 20 et de 40 personnes et vous avez le droit de
choisir un groupe et un seul et de faire vider les poches de tous ses
membres.
Vous allez choisir de faire vos investigations dans le
groupe de 40 qui recèle plus probablement le détenteur
du document. Il est simple de comprendre que l'on a deux fois plus de
chances de trouver le document dans le groupe de 40 que dans le
groupe de 20, à condition que chaque individu ait la même
probabilité a priori de le recevoir.
Exemple
de bridge
Après
la séquence: 1T 2P 2SA 3P 3SA - - - , et un premier tour de
pique où il est resté en main, Nord
déclarant doit chercher la Dame de
carreau qu'il a deux façons de capturer avec AVxx
dans sa main et RXxx en Sud.
Il
reste 12 cartes dans chaque main et il
connaît encore 5 piques en Ouest
et 1 en Est.
Il en déduit qu'Ouest a ses
carreaux répartis parmi 7 cartes
(12-5) et qu'Est a les siens répartis parmi 11
cartes (12-1).
Ces cartes sont appelées places
vacantes et, comme dans l'exemple ci-dessus, il semble a
priori plus rentable de chercher la Dame
de carreau chez Est que chez Ouest.
Places
vacantes et loi hypergéométrique
Sud
déclarant possède 1 As, le mort n'en a pas.
Quelle
est la probabilité qu'Ouest
possède 2 As ? On raisonne de la façon suivante:
Il
y a 26 cartes à distribuer à Est-Ouest,
dont 3 sont des As. Si Ouest a 2 As,
alors il a reçu une combinaison de 11 cartes parmi les
23 qui ne sont pas des As et une combinaison de 2 As
parmi les 3 As. Ces combinaisons sont extraites de l'ensemble
des combinaisons qu'il aurait pu recevoir, soit 13 cartes
parmi 26.
La probabilité qu'il ait 2 As est donc :
[C(11,23) x C(2,3)] / C(13,26) = {[23! / (11! x 12!)] x [3! / (2! x 1!)]} / [(26! / (13! 13!)] = (1 352 078 x 3) / 10 400 600 = 0,39
Quelle
est la probabilité qu'un joueur donné possède 8
piques dans sa main?
Le raisonnement est le même et le
calcul est le suivant :
[C(5,39) x C(8,13)] / C(13,52) = {[39! / (5! x 34!)] x [13! / (8! x 5!)]} / [(52! / (39! 13!)] = (575 757 x 1287) / 635 013 559 600 = 0,0011669
Généralisation:
Avec
un total de T cartes dont C cartes cibles, un joueur recevant X
cartes a une probabilité p de recevoir Y cartes cibles
égale à:
[C(X-Y,T-X) x C(Y,X)] / C(X,T)
Un
lien sur la première page du site permet de télécharger
une petite application résolvant ces calculs.
Note
importante : le sous-ensemble des cartes cibles est composé
de n'importe quelles cartes définies a priori et pas
seulement de cartes de même rang ou de même couleur.
Quelques
nuances
Dans
un article paru sur le site de la FFB, rubrique Compétitions/Aides
et Infos/Infos, à côté d'un article anecdotique
sur les maniements de couleur, un auteur dénonce les "faux
prophètes" de la répartition des cartes cachées.
Il aurait été écrit (dans je ne sais quels
ouvrages) que, si une ligne possède 2 As groupés, la
probabilité que les deux As restants soient séparés
dans l'autre ligne est plus forte, et inversement.
Il s'agit
effectivement d'une méprise puisque les répartitions
des As dans les lignes sont indépendantes. On peut fort bien
imaginer distribuer déjà les cartes en Nord-Sud, puis
battre le reste du paquet de cartes et le distribuer entre Est et
Ouest : on ne voit pas comment les caractéristiques de la
première distribution pourraient infléchir celles de la
seconde. Néanmoins l'auteur nous explique que la distribution
des deux As restants suit la loi du "fameux 48/52",
c'est-à-dire 48% de cas avec les As groupés et 52% de
cas avec les As séparés. Il n'y a pas de loi 48-52,
puisque ces répartitions dépendent des places vacantes,
à la fois dans leur dissymétrie et dans leur quantité.
Si l'on considère le début du jeu, les probabilités
sont en effet de .48 contre .52, mais elles évoluent. S'il ne
reste plus que deux cartes en Est et en Ouest, la probabilité
des As groupés contre les As séparés est
descendue à .33 contre .67.
Pour finir, l'auteur de
l'article, apparemment peu sûr de son raisonnement, fait
compter des fréquences sur des donnes réelles, et
s'émerveille finalement que l'ordinateur conforte son point de
vue...
A
priori et a posteriori, certains y
perdent leur latin
Un contradicteur véhément nous a récemment soutenu que, si Nord-Sud jouent les piques avec 9 cartes et une répartition inamicale de 4 piques en Ouest, la Dame de trèfle qui n'est pas dans la ligne déclarante a 13 chances sur 22 de se trouver en Est contre 9 chances de se trouver en Ouest. Jusque là nous sommes d'accord.
Le déclarant donne quatre tours de pique sur lesquels Est jette des cartes rouges. A ce moment, soutient notre contradicteur, la probabilité de trouver la Dame de trèfle en Est ou en Ouest est devenue égale puisqu'il reste 9 cartes cachées dans chaque main. Il se donne même le crédit d'invoquer Kolmogorov pour appuyer la certitude de sa conclusion.
Faisons donc un détour par les boîtes de Bertrand. Nous avons dix boîtes A, B, …, I, J, dont une contient une pièce, les neuf autres sont vides. Bien sûr vous devez deviner la boîte où est la pièce. Vous dites A. Un oracle, qui ne ment pas, désigne une boîte vide et dit par exemple : « La pièce n'est pas en D ». Vous avez le droit de changer d'avis et de renoncer à votre choix initial en A pour vous rabattre sur une autre boîte.
Le faites-vous ? Les psychologues ont étudié ces situations, l'immense majorité des gens campent sur leur choix sans comprendre que leurs chances viennent d'augmenter. Vous aviez a priori une chance sur dix de trouver la pièce. Après la déclaration de l'oracle, il semble que cette probabilité soit tombée à une chance sur neuf quel que soit le choix et qu'il soit inutile de changer. C'est une erreur.
Avant la déclaration de l'oracle, la probabilité que A contienne la pièce est 1 / 10 . La probabilité qu'elle soit dans une autre boîte est donc 9 / 10.
Après la déclaration de l'oracle, les boîtes complémentaires à A n'ont plus 9 candidates potentielles pouvant contenir la pièce :
B, C, D, E, F, G, H, I, J
mais seulement 8 puisque D est hors jeu:
B, C, E, F, G, H, I, J
vous avez, si vous changez d'avis 1 / 8 chance de trouver la pièce dans ce groupe de boîtes qui a une probabilité de 9 / 10 de la contenir, soit : 1 / 8 * 9 / 10 = 9 / 80.
Vous améliorez ainsi la probabilité qu'elle soit en A qui est de 1 / 10 = 9 / 90.
Notez bien que la probabilité que A contienne la pièce demeure 1 / 10 après la déclaration de l'oracle car si, vous aviez choisi D, alors l'oracle aurait désigné une autre boîte vide. Vous n'avez donc pas choisi parmi neuf boîtes mais parmi dix.
(Si vous raisonnez avec trois boîtes seulement, la conclusion est claire : vous doublez vos chances après la déclaration de l'oracle.)
Est joue le rôle de l'oracle, il ne veut pas donner sa Dame de trèfle. Chaque carte qu'il joue est une déclaration : « cette carte n'est pas la Dame de trèfle ».
La probabilité qu'elle soit dans les cartes d'Est après 4 tours de piques est inchangée. La probabilité qu'une carte d'Est soit la Dame de trèfle est 1 / 9 * 13 / 22 = 13 / 198. La probabilité qu'une carte d'Ouest soit la Dame de trèfle est 1 / 9 * 9 / 22 = 1 / 22.
Au total 9 * 1 / 22 + 9 * 13 / 198 = 1. Bien sûr elle ne s'est pas évaporée...
Que se passerait-il si Est jetait ses cartes au hasard pour ne pas froisser Kolmogorov? Eh bien 4 fois sur 13 il jetterait sa Dame de trèfle dans les quatre premiers tours et il n'y aurait plus de problème. On retirerait donc ces donnes de l'échantillon sur lequel on raisonne et on pourrait alors soutenir l'équiprobabilité.
Moralité. L'utilisation des probabilités a posteriori au bridge est très délicate parce que les joueurs ne se débarrassent pas de leurs cartes au hasard et, même, on ne connaît presque jamais avec certitude les raisons pour lesquelles il le font.
L'hypothèse la plus robuste est celle de la meilleure défense, même si, appliquée au jeu réel, elle conduit à une surestimation parfois suicidaire du jeu adverse. Le problème est alors réduit à sa plus pure expression combinatoire et les probabilités n'interviennent plus qu'à la racine de l'arbre de jeu une fois l'analyse par rebroussement terminée (cf. ScanSuit).
Note : on nous pardonnera d'exprimer des probabilités avec des fractions et de ne pas abuser de formules. Notre but n'est pas d'épater la galerie.